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terça-feira, 19 de junho de 2018

Entrevista com o filósofo Lucien Sève

Philosophe et militant communiste, Lucien Sève est l’auteur d’une œuvre considérable qui tente d’articuler la « pensée-Marx » aux savoirs contemporains – de la psychologie et de l’anthropologie à la bioéthique, en passant par le rôle de la dialectique dans les sciences de la nature. Son activité philosophique et militante se joue en dehors des institutions universitaires : membre du Comité central du PCF de 1961 à 1994, directeur des Éditions Sociales de 1970 à 1982, membre actif du Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) de 1983 à 2000, il est en outre l’un des initiateurs du projet de retraduction et de republication de l’ensemble des écrits de Marx et d’Engels, la GEME (Grande Édition Marx-Engels). Parmi ses publications les plus importantes : Marxisme et théorie de la personnalité (1969), Une introduction à la philosophie marxiste (1980), Sciences et dialectiques de la nature (1998), Commencer par les fins. La nouvelle question communiste (1999), Qu’est-ce que la personne humaine – Bioéthique et démocratie (2006). Il s’engage à partir de 2004 dans la publication d’une synthèse en plusieurs volumes Penser avec Marx aujourd’hui, dont le premier tome s’intitule Marx et nous (2004) et le second « L’homme » ? (2008). Nous l’interrogeons ici sur la place que, tout au long de son œuvre, il propose de donner à une anthropologie théorique d’inspiration marxienne pour renouveler, dans les conditions actuelles, la visée communiste.
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Le Philosophoire : Dans la conclusion de votre dernier ouvrage, « L’homme » ?[1][1] Sève, Lucien, Penser avec Marx aujourd’hui, tome II..., vous citez cette formule frappante de Marx : « La production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur » [2][2] Marx, Karl, Le Capital – Livre I, tr. fr. J.-P. Lefebvre.... Mais vous soulignez aussitôt que, parmi les grands enjeux politiques et sociaux de notre temps, seule la cause écologique est parvenue à s’imposer largement et durablement dans l’espace public, tandis que demeure en inquiétante carence théorique et pratique ce que vous proposez d’appeler la « cause anthropologique ». Qu’entendez-vous exactement sous ce terme, et comment expliquer cette dissymétrie – alors que le sort de l’humanitas, de l’humanité civilisée, devrait, en toute logique, nous préoccuper autant, sinon bien plus, que celui de la nature ?
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Lucien Sève : Je suis vivement frappé en effet par ce contraste de lourde conséquence. L’opinion est très sensibilisée au réchauffement du climat, aux pollutions de l’environnement, à l’épuisement de ressources, aux gâchis de la biodiversité, à tous ces dégâts planétaires de moins en moins supportables. Rubrique obligée des discours officiels et des programmes politiques, la cause écologique, responsabilisation et mystification mêlées, hante la conscience civique. Face à tant de bruit – légitime en son principe – sur le grave péril que court la planète-Terre, je trouve assourdissant le silence sur le non moins grave péril qui menace la planète-Homme, je veux dire l’humanité en tant que genre civilisé. Quand le cynisme des possédants dépasse les sommets atteints à la fin de l’Empire romain alors qu’un milliard d’humains crèvent de faim, que des salariés sont poussés nombreux au suicide par un management d’entreprise froidement “personnicide”, que le « tissu social » est attaqué par tous les bouts, que prolifèrent mafias de pouvoir, « gangs des barbares » ou « groupes de haine raciale », que toutes les valeurs sont dévalorisées par l’unique valeur d’un argent perdant toute valeur et que ce qui fait courir le monde n’a notoirement plus de sens, comment ne pas se demander si à ce train notre humanitas n’est pas pour le moins aussi directement menacée que les glaces polaires ? Or cette urgente et vitale cause anthropologique ne semble faire encore l’objet d’aucune prise de conscience globale, n’a pas même encore de nom, ne figure au programme d’aucune formation politique… Tout le monde s’inquiète à la perspective d’une Terre inhabitable, mais comment ne pas voir que du même mouvement, impulsé par les mêmes logiques gestionnaires, la vie humaine même est en voie de devenir invivable ? Alors oui, à la fin de mon dernier livre, où la radicale critique de cette abstraction fallacieuse, « l’homme », va à la recherche d’une autre perspective d’humanité, j’ai ressenti l’intense besoin de brandir le drapeau de la « cause anthropologique ». Drapeau minuscule d’une cause géante, j’en suis bien conscient. Parce que la grande différence entre causes écologique et anthropologique, c’est qu’on peut faire sienne la première sans mettre en cause le capitalisme, en incriminant progrès technologique, soif d’abondance, insouciance personnelle – alors qu’au fond c’est la même frénésie de profit privé à court terme qui détruit la planète comme elle détruit l’humanitas. Dans ses versions dépolitisées, la cause écologique est bien vue des médias. Mais avec la cause anthropologique, le diktat du capital est directement en accusation: ici donc, plus de faveur médiatique. Un actionnaire du CAC 40 peut se porter écolo, on ne le voit pas anthropolo… C’est par conséquent une très rude mais cardinale bataille qu’il s’agit de penser, d’engager, de déployer.
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Le Ph. : Chez les auteurs contemporains, la critique heideggerienne de la technique occupe une place de choix : on y dénonce la « technoscience », à savoir l’arraisonnement (Gestell) technique de la nature, qui transforme celle-ci en un immense stock d’énergie accumulable et exploitable, en fonds (Bestand) – ou encore en « ressources naturelles ». Vous vous êtes intéressé, dans Pour une critique de la raison bioéthique[3][3] Sève, Lucien, Pour une critique de la raison bioéthique,..., à cet aspect de la pensée heideggerienne, en en pointant les limites : permet-elle de comprendre vraiment, voire d’agir sur, la transformation des hommes eux-mêmes en « ressources humaines » – bref, l’exploitation de l’homme par l’homme ?
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L.S. : Je ne partage pas en effet le point de vue d’Emmanuel Faye, qui nous a apporté de précieuses lumières nouvelles sur le nazisme théorique de l’auteur de Sein und Zeit[4][4] Faye, Emmanuel, Heidegger, l’introduction du nazisme..., lorsqu’à ce motif il lui refuse la qualité de philosophe. Il faut s’y faire : Heidegger fut vraiment nazi, et c’est vraiment un grand penseur. Son analyse du Gestell, sur laquelle je reviens dans mon dernier livre, touche à du fondamental. Cent coudées au-dessus de l’idéologie écologiste ordinaire, qui met en cause la « technoscience », Heidegger montrait dès les années cinquante que l’immense péril auquel nous sommes de plus en plus confrontés n’est pas du tout « la technique » mais ce qu’il appelait « l’essence de la technique », c’est-à-dire « l’arraisonnement » utilitariste de toute chose. Sommes-nous si loin du thème marxien de l’aliénation universelle par le profit privé ? Mais chez Heidegger, toute analyse économique étant récusée avec hauteur, ce terrifiant arraisonnement nous est donné pour un énigmatique « envoi du destin » dont seul « un dieu » pourrait nous sauver. Là est à mon sens la limite gravissime de la pensée heideggerienne : il n’est pas sorti de l’abstraction philosophante, celle qui masque les réalités de classe sous un Dasein passe-partout, et peut ainsi faire le lit du syncrétisme nazi : « ein Volk, ein Reich, ein Führer »… En matière écologique aussi, la lucidité critique de Marx est irremplaçable.
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Le Ph. : Ce que vous appellez humanitas ne se laisse pourtant pas appréhender de manière immédiate, mais constitue l’objet d’une élaboration théorique complexe faisant appel à l’ensemble des sciences dites « humaines », en vue de construire une authentique « science de la personnalité ». C’est là le cœur vivant de vos recherches, de Marxisme et théorie de la personnalité à « L’homme » ? en passant par vos travaux sur la bioéthique dans le cadre du CCNE [5][5] Comité consultatif national d’éthique pour les sciences... : comment donner, après et avec Marx, un contenu rigoureux au concept d’essence humaine, sans tomber ni dans les ornières de l’idéalisme philosophique traditionnel, ni dans un « antihumanisme théorique » qui conçoit l’histoire comme un « procès sans sujet », et donc exclut radicalement hors du champ de l’investigation scientifique toute problématique anthropologique ? Vous vous appuyez notamment, dans une critique serrée des thèses de l’école althussérienne, sur la sixième des Thèses sur Feuerbach pour problématiser ce que vous appellez l’« excentration sociale de l’essence humaine ». Pouvez-vous revenir sur ce principe cardinal qui inaugure à vos yeux une véritable révolution épistémologique dans l’anthropologie ?
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L.S. : Il m’est arrivé une chose peu ordinaire : j’ai lu Le Capital en 1953 avec en tête des questions de jeune homme sur la psychologie, et en arrière-fond sur le sens de la vie. Or, chose inouïe, il m’a répondu, et au-delà même de mon attente – je montre en quoi dans le chapitre 1er de L’homme ? Ce que Marx nous découvre est qu’en produisant ses moyens de vivre, ce que nulle espèce animale ne sait faire, l’humanité objectivise ses capacités pratiques et psychiques, elle crée de façon cumulative un monde humain d’objets, signes, rapports, institutions, représentations, à partir duquel chaque petit d’homme s’hominise : une dialectique s’enclenche qui fait de l’humanitas une réalité foncièrement autre que l’animalitas – découverte majeure à laquelle n’a encore rien compris l’idéologie lourdement dominante de la « nature humaine ». C’est là une vue de portée gigantesque pour toute science et aussi toute entreprise humaines… C’est elle, nourrie par nombre d’analyses des Grundrisse et du Capital, qu’ébauchait la 6ème thèse sur Feuerbach lorsqu’il y est dit que « l’essence humaine » – ce qui nous fait hommes historico-socialement développés – « n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part » mais trouve son effectivité « dans l’ensemble des rapports sociaux », plus largement la totalité du monde humain. Je ne crois pas exagéré de parler ici de révolution dans l’anthropologie théorique – révolution qu’a hélas manquée Althusser. Grande est notre dette à son égard, mais aujourd’hui il nous faut être résolument postalthussériens.
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Le Ph. : À partir d’un tel « matérialisme de l’essence », il semble possible de construire un concept tout autant matérialiste d’aliénation (Entfremdung). Sur ce point, vous vous êtes opposé avec vigueur [6][6] Voir notamment Sève, Lucien, « Analyses marxistes de... aux thèses d’Althusser, pour qui le thème de l’aliénation est impensable, après la « coupure épistémologique » de 1845-1846, autrement que comme un résidu des œuvres de jeunesse, entachées par un humanisme philosophique idéaliste et pré-scientifique. C’est la thèse plus ou moins consacrée aujourd’hui, comme en témoigne l’article « Aliénation » du Dictionnaire critique du marxisme[7][7] Bensussan, G., Labica, G. (dir.), Dictionnaire critique.... Vous démontrez à l’inverse, textes en main, la continuité du thème et du concept d’aliénation tout au long de l’œuvre de la maturité, de l’Idéologie allemande au Capital, en passant par les Grundrisse. En quoi ce concept vous semble-t-il central pour l’intelligence de la pensée marxienne ?
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L.S. : Althusser a bien montré que l’aliénation au sens des Manuscrits de 1844 n’était pas tenable, parce qu’elle supposait de façon encore spéculative une essence humaine inhérente à l’individu censé s’en dessaisir dans le travail aliéné. Une fois reconnu que pareille abstraction n’existe pas, ce qui nous fait humains tenant à l’ensemble des rapports sociaux, cette façon de penser l’aliénation s’effondre. Mais ce qu’Althusser n’a pas vu, c’est qu’en même temps prend naissance une nouvelle catégorie d’aliénation, non plus spéculative mais matérialiste-historique : dans les sociétés de classes, et au plus haut point dans le capitalisme, les puissances sociales des hommes leur échappent pour se constituer au-dessus d’eux en forces aveugles qui les subjuguent et les écrasent – loi du marché, raison d’État, conflit international, évidence idéologique… De la présence active et massive de cette Entfremdung-là dans Le Capital j’ai, avec quelques autres, produit les preuves il y a quarante ans, dès Marxisme et théorie de la personnalité, mais bien peu y ont prêté attention. C’est là un point important sur lequel l’œuvre althussérienne est périmée, et j’avoue mon étonnement de constater qu’aujourd’hui encore plus d’un paraît ne pas s’en être avisé. Or c’est un point de première importance, notamment dans trois domaines : le passage de l’aliénation version 1844 à celle des Grundrisse et du Capital est l’un de ceux qui donnent le mieux à comprendre la genèse du matérialisme historique, y inclus sa fondamentale composante anthropologique ; cette catégorie libérée de ses attaches spéculatives permet de penser dans leur plus profonde unité l’ensemble des rapports constitutifs et des effets (des méfaits) du capitalisme ; et du même coup encore elle définit a contrario l’essence même de la gigantesque tâche formulable comme « dépassement du capitalisme ». Pour une catégorie que la tradition nous dit introuvable chez le Marx de la maturité, ce n’est pas mal…
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Le Ph. : Cette catégorie d’aliénation fait couple avec celles d’activité (Tätigkeit), d’objectalisation (Vergegenständlichung), ou encore d’appropriation (Aneignung), etc. Toutes convergent vers l’idée que le monde dans lequel nous vivons, qui est celui d’une domination sans partage du mode de production capitaliste, est le lieu d’une formidable inversion du rapport entre les choses et les personnes : personnification des choses, chosification des personnes (Personifizierung der Sachen und Versachlichung der Personen) [8][8] On trouve cette formule, entre autres occurrences,.... Dans quelle mesure la dialectique Entfremdung / Aneignung vous semble-t-elle à la fois offrir les moyens d’une compréhension profonde de notre monde, en même temps que désigner les possibles de son dépassement pratique ?
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L.S. : Créditant Marx d’une authentique « révolution anthropologique » dans le tome 2 de mon Penser avec Marx aujourd’hui, je me devais bien sûr d’en produire les concepts fondamentaux. J’ai cru pouvoir en exhiber cinq, qui forment un opérateur théorique de haute cohérence. Tätigkeit d’abord, activité productive qui signe la spécificité du genre humain, créateur d’un monde historico-social sans nul équivalent animal ; Vermittlung, recours à des médiateurs extracorporels – outils et signes en premier – qui seuls donnent à l’activité sa puissance productive et ses effets historiquement cumulatifs sans limite fixée d’avance, d’où l’ouverture de notre histoire ; Vergegenständlichung, pour le rendu de laquelle je tiens qu’est indispensable le néologisme « objectalisation », car l’activité humaine ne se cumule pas simplement dans du mental objectif – du mathématique à l’esthétique – mais bien dans ce mode d’être sans précédent : le psychique sous forme-chose – depuis le nœud au mouchoir jusqu’au logiciel expert ; Aneignung, concept directement corollaire du précédent, car l’objectif et l’objectal ne redeviennent activité que par l’appropriation psychique qu’en font sans cesse les individus – Marx a perçu cent ans d’avance ce processus capital qu’est l’hominisation individuelle, le devenir-homme développé de chaque Homo sapiens ; Entfremdung enfin, car l’extériorité sociale du monde humain par rapport aux individus comporte en toute société de classe son éventuelle inaccessibilité pour le grand nombre – l’humanité jusqu’ici a progressé à travers une massive atrophie d’individualités. Cet opérateur théorique, ici tout juste indiqué, détermine une vue aujourd’hui encore extraordinairement novatrice tant de l’histoire sociale des hommes que de leur existence individuelle. Il nourrit à l’évidence l’ambition d’une émancipation radicale : former un nouveau monde où chacun puisse s’hominiser sans entraves.
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Le Ph. : Le modèle de réflexion politique qui domine aujourd’hui la bibliographie est loin de ces préoccupations : telle que John Rawls notamment lui a redonné vigueur nouvelle [9][9] Voir Rawls John, A Theory of Justice, The Belknap Press..., la théorie du contrat social connaît des jours heureux. En dépit d’une formalisation parfois impressionnante, s’appuyant sur des disciplines à haut degré de technicité (théorie des jeux, théorie du choix rationnel et de la décision, utilitarisme, etc.), on a le sentiment que rien n’a changé, depuis Hobbes, quant aux fondements anthropologiques de ces théories politiques : le point de départ est toujours l’individu isolé et abstrait de la société bourgeoise, avec ses systèmes structurés de croyances, de préférences et d’intérêts, et une rationalité réduite à sa dimension calculatoire. Corrélativement, les catégories fondamentales que ce modèle utilise sont empruntées au droit : on raisonne sur des droits et des libertés, sur la légitimité de les transférer ou de les limiter, sur la possibilité de compensations réciproques, etc. La relecture de Marx que vous proposez ne permet-elle pas de déplacer cette problématique juridico-libérale en ouvrant le questionnement politique au vaste champ de l’anthropologie et de ce que Freud appelait le Kulturarbeit, autrement dit la difficile et progressive constitution, dans l’histoire, de la réalité humaine civilisée ?
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L.S. : Vous mettez le doigt sur l’enjeu névralgique de cette révolution anthropologique. Révolution d’autant plus méconnue aujourd’hui qu’aux sciences humaines européennes, peu ou prou marquées depuis près d’un un siècle par le marxisme, s’est assez brutalement substitué, comme vous le dites, l’individualisme méthodologique anglo-saxon de toute autre teneur. Le chemin de la 6ème thèse sur Feuerbach est refait à l’envers : la « nature humaine » ne serait pas une abstraction mais bel et bien une réalité « inhérente à l’individu pris à part ». On remet donc sur la tête le rapport entre monde social et individu biologique, les dominations de classe étant censées sortir de l’ordre des corps… Et alors bien sûr, dans la meilleure des traditions bourgeoises, en avant pour la contractualisation du social, la juridisation du politique, la canonisation du libéralisme… Le malheur pour ce vieux roman réinstallé en vitrine est que sa fiction de base a perdu toute crédibilité. L’inlassable effort de biologistes pour exhiber les gènes des « propres de l’homme » s’est soldé par une immense faillite : si l’espèce Homo sapiens sapiens est en chacun de nous une donnée organique, l’humanitas qui fait notre appartenance au genre humain est bien une production historique – un grand psychologue comme Vygotski l’a superbement montré. Du coup le discours libéral se dévoile pour ce qu’il est : la proclamation des apparences bourgeoises comme essence naturelle des choses, au prix d’énoncés monstrueux du type « le capital donne du travail à l’ouvrier » – quand en vérité c’est l’ouvrier qui est contraint de donner gratuitement une part de son travail au capitaliste. L’anthropologie marxienne rend possible et fait devoir de remettre la problématique sociale et politique sur ses pieds : tout est à construire laborieusement dans l’histoire de cette « réalité humaine civilisée » à propos de laquelle vous évoquez justement la formule freudienne de Kulturarbeit, travail civilisant aujourd’hui si nécessaire face au démaillage systématique de l’humanitas par le pour-soi effréné de la finance.
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Le Ph. : Beaucoup plus, donc, que par une réflexion sur les droits et les libertés à partir de catégories juridiques, c’est par la dialectique Entfremdung / Aneignung que doit en passer, à vos yeux, une authentique pensée politique : à quelles conditions les hommes pourront-ils se réapproprier leurs propres puissances sociales, aliénées et devenues des puissances autonomes, hostiles et étrangères ? En quel sens peut-on dire que, pour vous, l’investigation anthropologique ne constitue qu’un détour pour renouveler la visée communiste dans les conditions actuelles ?
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L.S. : Si comme disait déjà Érasme « on ne naît pas homme, on le devient », c’est par l’inlassable Aneignung des mille aspects du monde humain – lequel comporte aussi de l’inhumain… Mais une part immense de cet humain est mise hors de notre portée par l’aliénation économique, politique, idéologique… Toute la question est donc de savoir comment passer outre, question à laquelle la réponse fut durablement la conception classique de la révolution : conquête armée du pouvoir d’État par le parti de tous les aliénés, « socialisation » par en haut des avoirs, pouvoirs et savoirs, et par là émancipation de tous et toutes… Le paradoxe tragique de cette vision – qui sans doute pouvait passer pour seule crédible dans le rapport des forces d’avant-hier – est que l’appropriation attendue commençait par d’irrémédiables désappropriations, celle du militant par la direction de son parti, du citoyen par les rouages de son État, du sujet pensant par le prêt-à-penser de sa doctrine… Qu’une émancipation désémancipatrice de cette sorte ait lourdement échoué, ce n’est pas mystère. N’est-il pas manifeste qu’il faut reprendre les choses par l’autre bout : engagement direct de toutes les appropriations possibles, dans tous les domaines possibles, autrement dit passage opiniâtre à l’étude critique, la visée stratégique, l’initiative pratique face à toutes les aliénations existantes, en assurant la cohérence des efforts par la seule et constante centralisation-décentralisation horizontale, et en veillant comme à la prunelle de ses yeux à la non-reconstitution d’une verticalité de pouvoir dans ce vaste processus commençant en nébuleuse effervescente. Ce sera long ? Oui, sans nul doute. Qui peut croire que ne sera pas longue la sortie de millénaires de société aliénée, ce que Marx visait sous le nom si peu compris encore de communisme ? Mais c’est une longueur qui commence aujourd’hui, que dis-je, qui a déjà de maintes façons commencé – des exigences de participation des salariés à la gestion d’entreprise aux tâtonnements du micro-crédit en Afrique, des initiatives de critique propositive des médias à la trop timide encore internationalisation de la lutte contre les mafias de la finance, des essais d’éducation économique populaire à la solidarité avec les sans-papiers, et tant d’autres choses. Le pratique est ici dans le prolongement direct du théorique, car comme vous le dites la révolution anthropologique marxienne a pour envers une vision foncièrement renouvelée de la visée communiste : l’Aneignung est à la fois catégorie anthropologique clef et figure centrale de la révolution anticapitaliste du XXIème siècle.
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Le Ph. : Dans Commencer par les fins. La nouvelle question communiste[10][10] Paris : Éditions La Dispute, 1999., vous vous interrogez sur les formes nouvelles que devra prendre un mouvement politique communiste. Selon vous en effet, révolution violente, dictature du prolétariat, forme-parti – en clair, les piliers de ce qu’on a appelé le « marxisme-léninisme » – appartiennent au passé. Comment, alors, concevez-vous les formes d’organisation politique qui pourront aboutir à un dépassement pratique du mode de production capitaliste, à l’heure où la domination sans partage de ce dernier semble, aux yeux de la plupart, fermer toute issue possible vers une autre formation sociale, plus propice au développement universel de l’humanitas ?
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L.S. : Nous voici au cœur même de la question – et de notre présent drame. Comme l’a clairement vu Marx (qu’on voudrait faire passer pour un obnubilé de l’économique qui aurait manqué à penser le politique), l’Etat politique en tant que puissance séparée de la « société civile » et la dominant constitue un condensé d’aliénation, qu’il redouble de son formidable poids. En ce sens, et bien que la question des formes étatiques soit de grande importance en ce qu’elles rendent plus ou moins difficiles les luttes émancipatrices, l’idée d’un « État démocratique » est une contradiction dans les termes : il n’y aura « démocratie » authentique que lorsqu’il n’y aura plus d’Etat politique, de pouvoir de classe des uns sur les autres, Lénine a dit ça très bien. D’où la difficulté intrinsèque d’un parti politique ayant pour raison d’être l’émancipation effective de tous. Ou bien, se consacrant avec intransigeance au combat pour la désaliénation, il refuse d’entrer dans le jeu politique établi – par exemple dans l’exercice de responsabilités électives, « élections piège à cons » – et il se condamne à une marginalité impuissante. Ou bien, refusant cette condamnation à la marginalité, il participe à la vie politique institutionnelle, mais la logique de cette participation tend à faire de lui un parti comme les autres, qui renonce en fait au combat émancipateur. L’histoire du PCF est à cet égard très éloquente : il a commencé en groupuscule révolutionnaire, puis est devenu une force réellement transformatrice à l’époque du Front populaire et de la Libération, mais dans des limites de classe qu’il n’a pu franchir, et s’y résignant en fait il est peu à peu devenu dans les années 60-70 une machine électorale plus ou moins de même type que les autres, vouée à perdre avec ses raisons d’être révolutionnaires l’essentiel de son audience. Là donc est la question cruciale qu’il faut affronter et commencer à résoudre – on ne voit pas que le NPA se le propose : construire une force politique de sorte tout à fait neuve, essentiellement tournée vers l’appropriation directe de tout par tous sur tous les terrains, jalousement horizontale, et subordonnant de façon drastique ses interventions dans la politique institutionnelle à sa propre logique, autrement dit menant le combat appropriatif dans le système politico-étatique même. Un exemple ? Ni bouder la vie médiatique, ni chercher la vedettisation contre-productive d’un Besancenot, mais en chaque occasion mettre en cause le système médiatique dans les médias eux-mêmes. Terriblement difficile ? Sans aucun doute. La « révolution du XXIème siècle » n’aura pas des débuts faciles. Mais si modeste qu’elle doive être dans ses débuts, il est de capitale importance de marquer d’emblée la trace dans la juste direction : par exemple participer à la vie politique telle qu’elle est avec le souci exclusif de sa désaliénation. Tout le reste à l’avenant. Ce qui dicte un travail de pensée, des formes d’organisation, des pratiques d’intervention. Il faut inventer en ce sens un mouvement politique de nouvelle génération.
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Le Ph. : Dans le premier tome de Penser avec Marx aujourd’hui, Marx et nous[11][11] Paris : Éditions La Dispute, 2004. Cf. notamment pp...., vous montrez que la trop fameuse « transition » du socialisme au communisme est totalement absente de la pensée de Marx, contrairement à une lecture erronée, mais longtemps prévalente, d’un passage de la Critique du programme de Gotha. Ce qui est en jeu sous cette apparence de querelle philologique, c’est bien, semble-t-il, le rôle de l’État dans la pensée politique marxienne. Quels sont les rapports du communisme marxien avec ce qui s’est appelé au XXème siècle « socialisme » ?
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L.S. : On a peine à croire que cette question cruciale des rapports entre socialisme et communisme ait pu demeurer piégée à ce point jusqu’à aujourd’hui même. J’ai pour ma part découvert seulement vers 1980 que dans le passage fameux de la Critique du programme de Gotha toujours allégué à l’appui du « socialisme scientifique », Marx ne dit pas du tout ce qu’on lui fait dire ! Il dit bien que du capitalisme au communisme le passage ne peut être direct, mais pas du tout qu’entre les deux il faudrait passer par « le socialisme » : il parle de « phase inférieure de la société communiste ». Le profane peut juger ça talmudique, mais la différence des deux énoncés est proprement cardinale. Car dans la vérité des courants de pensée, des projets politiques, des réalités historiques, socialisme n’est absolument pas l’antichambre de communisme, c’est une tout autre vision de ce qu’il convient de faire pour sortir du capitalisme – ce n’est vraiment pas par hasard qu’en 1848 Marx et Engels ont choisi d’intituler leur Manifeste communiste et non pas socialiste. Je ne peux me lancer ici dans l’analyse des profondes différences en jeu. Mais pour reprendre l’exemple que vous donnez, il faut bien voir en effet que dès les années 1860 en tout cas, dans le mouvement ouvrier allemand si marqué par les vues de Lassalle, qui dit socialisme dit étatisme. Et de fait, chacun à leur manière, le socialisme stalinien et celui de la social-démocratie ont été puissamment marqués par le pouvoir d’Etat, ce qui n’est pas pour peu dans leurs échecs respectifs. Alors que le communisme marxien est au contraire foncièrement attaché au dépérissement de l’Etat
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Le Ph. : Cette question « dépérissement de l’État » a focalisé, et focalise encore, bien des critiques de Marx : une formation sociale sans structure étatique est-elle réellement concevable et possible, c’est-à-dire sans un ordre juridique et administratif relativement centralisé, détenant le « monopole de la violence physique légitime » [12][12] La formule est de Max Weber : voir Le savant et le..., et dont l’objectif est de réguler les relations entre des hommes nécessairement guidés par leurs intérêts et leurs passions ? Y a-t-il des convergences, sur cette question de l’État, entre communisme et anarchisme ?
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L.S. : Oui, Marx l’a dit en clair, la visée finale est la même ; il n’a qu’une divergence, mais majeure, avec l’anarchisme : vouloir commencer par dynamiter l’Etat relève à ses yeux de l’enfantillage, mais un enfantillage prometteur d’effets désastreux. L’Etat ne peut que s’éteindre lentement à mesure que se résorbent les grandes aliénations historiques dans tous les domaines. C’est là, vous avez raison, une vue que beaucoup tiennent pour naïvement utopique. Mais l’imputation relève d’un profond malentendu : ce qui est appelé à dépérir, Marx est explicite, c’est uniquement l’Etat politique, autrement dit le pouvoir de classe sur la société. Pourrait-on parler d’émancipation effective si un tel pouvoir subsistait ? Et ce qui ne dépérira certes pas, ce n’est pas, selon une formule saint-simonienne rituellement reprochée à Marx, « l’administration des choses », bureaucratie dépolitisée bien éloignée de sa vision de l’avenir, mais disons l’autogestion généralisée des citoyens devenus maîtres de leurs affaires. Une autogestion sur laquelle il n’a quasiment rien dit, car il ne prétendait pas deviner ce qui se mijoterait dans les chaudrons du futur, mais dont on peut penser que pour lui elle ne manquerait pas de produire des formes inédites de régulation politique et juridique. Ne serait-il pas temps d’en finir avec cette tendance répandue à prendre Marx pour un débile dans ses vues d’avenir ? Ceux qui le renvoient sans même le lire à l’utopie ne seraient-ils pas ceux qui n’imaginent rien d’autre à perte de vue que le capitalisme ?
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Le Ph. : Une dernière question pour conclure. Dans le chapitre V du Traité politique, Spinoza a cette formule : « lorsque nous disons que l’imperium[13][13] Nous laissons délibérément le terme latin, dont la... le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, qui se définit non par la seule circulation du sang et par les autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant toute chose par la raison, véritable vertu de l’âme, et sa vraie vie » [14][14] Spinoza, Tractatus politicus – Traité politique, trad..... Il définit ainsi une articulation profonde entre éthique – développement de la puissance d’agir et de penser des individus – et politique – organisation de la vie collective –, en insistant sur la différence (bien entendu non métaphysique chez un moniste tel que Spinoza) entre vie animale et vie humaine. De ce point de vue, j’ai le sentiment que votre lecture anthropologique de la pensée marxienne est, en un sens, bien plus « spinozienne » que celle d’Althusser : chez vous en effet, le souci politique est, indissolublement, celui du développement de l’humanitas chez tous les individus. Comment concevez-vous cette articulation entre éthique et politique ?
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L.S. : Votre appréciation me fait grand honneur, si elle est justifiée, car je pense aussi que Spinoza est en la matière une référence fondamentale. Et je suis on ne peut plus d’accord pour considérer qu’à prendre les choses à leur plus haut niveau, éthique et politique sont… deux modes de la même substance. Si la politique en sa vérité est le mouvement réel qui tend inlassablement à universaliser l’humanitas, elle est la mise en action même de l’éthique. C’est pourquoi une lecture de Marx qui oblitère sa dimension anthropologique rend en fin de compte impensable le communisme. L’image increvablement dominante de Marx reste celle d’un penseur du social, non de l’humain, comme si pour lui l’histoire sociale pouvait avoir d’autre fin que le développement du genre humain civilisé. On croit parfois que ce genre de souci se rencontre dans les œuvres de jeunesse, mais disparaît dans Le Capital. C’est qu’on lit trop peu Le Capital. Au beau milieu d’un chapitre sur la survaleur, par exemple, on lit qu’en poussant à tout prix à la production pour la production, le capital crée aussi sans le vouloir « la base réelle d’une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu » [15][15] Le Capital – Livre I, tr. J.-P. Lefebvre (dir.), Paris :.... « Le principe fondamental », rien de moins… Soumettre la politique aux normes d’une éthique figée de l’homme abstrait est une mystification classique de l’idéologie bourgeoise. Mais lui donner pour sens la formation de rapports sociaux dont l’éthique la plus richement civilisée soit l’âme est en faire au contraire l’acte humain par excellence. La visée marxienne du communisme reste la plus haute destinée personnelle et collective qu’on se puisse proposer.
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Le Ph. : Il ne me reste plus qu’à vous remercier infiniment, Lucien Sève, pour nous avoir accordé cet entretien.

Notes

[1]
Sève, Lucien, Penser avec Marx aujourd’hui, tome II – « L’homme » ?, Paris : Éditions La Dispute, 2008, p. 562, note 645.
[2]
Marx, Karl, Le Capital – Livre I, tr. fr. J.-P. Lefebvre (dir.), Paris : Presses Universitaires de France, 1993. Chapitre XIII – La Machinerie et la grande industrie, p. 567.
[3]
Sève, Lucien, Pour une critique de la raison bioéthique, Paris : Odile Jacob, 1994. Voir notamment 2.1. « La querelle du progrès », pp. 266-282.
[4]
Faye, Emmanuel, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris : Albin Michel, 2005.
[5]
Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, créé par décret en 1983 par François Mitterand.
[6]
Voir notamment Sève, Lucien, « Analyses marxistes de l’aliénation : religion et économie politique », in Philosophie et religion, ouvrage collectif, Paris : Cerm / Éditions Sociales, 1974, pp. 203-254.
[7]
Bensussan, G., Labica, G. (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris : Presses Universitaires de France, 1982.
[8]
On trouve cette formule, entre autres occurrences, dans le fameux Chapitre VI : Sechstes Kapitel – Resultate des Unmittelbaren Productionsprocess, qui appartient aux Manuscrits de 1863-65 (voir Marx-Engels Gesamtausgabe, tome II, 4.1., Berlin : Dietz Verlag, 1988, p. 121). Les éditions La Dispute en publieront une nouvelle traduction en 2010, due à G. Cornillet, L. Prost et L. Sève.
[9]
Voir Rawls John, A Theory of Justice, The Belknap Press of Harvard University Press, 1971.
[10]
Paris : Éditions La Dispute, 1999.
[11]
Paris : Éditions La Dispute, 2004. Cf. notamment pp. 35-38.
[12]
La formule est de Max Weber : voir Le savant et le politique (1919), trad. J. Freund, E. Fleischmann et É. de Dampierre, Paris : Plon, coll. 10/18, p. 124.
[13]
Nous laissons délibérément le terme latin, dont la signification excède largement notre terme « État ». Sur cette question, voir Moreau Pierre-François, « La notion d’imperium dans le Traité politique », in Spinoza nel 350° anniversario della nascita, Atti del Congresso (Urbino 4-8 ottobre 1982), a cura di E. Giancotti, Naples : Bibliopolis, 1994, pp. 355-366.
[14]
Spinoza, Tractatus politicus – Traité politique, trad. Ch. Ramond, Paris : Presses Universitaires de France, 2005, p. 137.
[15]
Le Capital – Livre I, tr. J.-P. Lefebvre (dir.), Paris : Éditions sociales, 1983, p. 663.

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