Quand la famine nourrit l’Occident… Post-scriptum à “Ce qu’on ne vous dit pas dans ”L’ombre de Staline” ou cet étrange Mr Jones”
Suite à l’article d’Aymeric Monville, publié dans IC le 12 juillet 2020.
Par Annie Lacroix-Riz et Aymeric Monville
Or, pour donner plus de poids au témoigne de Jones, “L’Ombre de Staline” présente celui-ci comme ayant vu des cadavres dans les rues, des charrettes remplies de macchabées, s’étant livré au cannibalisme etc., alors qu’il n’a jamais rien dit de cela ni produit la moindre photo.
Rappelons qu’en 2006, l’alors président de l’Ukraine, Iouchtchenko, avait, lui aussi, organisé une exposition de photos à Sébastopol portant sur la famine de 1933 avec des images datant, elles aussi, de 1921 ( https://lenta.ru/features/rosukr/golodomor/ ). Ce réchauffé de la propagande de la maison Hearst n’avait pas convaincu et il avait fallu fermer l’exposition. Les services secrets ukrainiens (SBU) avaient dû reconnaître leur erreur trois ans plus tard en notant « qu’à l’époque soviétique, toutes les photographies de l’Ukraine de 1932-1933 ont été détruites et qu’elles peuvent maintenant être trouvées avec beaucoup de difficulté et uniquement dans des archives privées » (https://regnum.ru/news/polit/1138393.html ).
On pourrait croire ces procédés dignes exclusivement du pays où patrouillent les crânes rasés de Praviy Sektor, Svobodo et cie. Que nenni. En France également, un Nicolas Werth n’éprouve aucune gêne, visiblement, à nous faire avaler ces – bientôt centenaires – couleuvres.
En effet, contacté par “Arrêt sur image” en 2014 à propos des controverses autour des photos et reportages publiées dans le Chicago American, l’historien avait répondu : “Il s’agit bien des photos de la famine de 1933, assure-t-il, de mémoire (mais sans véritablement le prouver) [les commentaires sont de la rédaction].” ( https://www.arretsurimages.net/articles/staline-a-t-il-deliberement-affame-lukraine )
Dans ce même reportage, l’historien de l’URSS Jean-Jacques Marie, plus prudent, déclarait : “Je ne connais aucune photo de cette famine qui ait été publiée.” Et d’hasarder une explication : “En 1932-33 aucun photographe ne pouvait mettre les pieds dans la région touchée par la famine et bouclée par l’armée et les troupes spéciales”.
Visiblement Jean-Jacques Marie défendait cet argument depuis longtemps car, dans une lettre datée du 8 décembre 2007 et qu’elle a eu l’amabilité de nous communiquer, Annie Lacroix-Riz lui avait répondu :
“Il existerait donc un exemple historique qu’une interdiction officielle de photographier ait empêché la prise clandestine de photos? Manquons-nous de photographies clandestines sur « la destruction des juifs d’Europe »? L’URSS était, quoique vous en pensiez, truffée, surtout en Ukraine, d’agents divers, surtout allemands et polonais, très souvent déguisés en clercs, et chargés de renseignement militaire (je vous renvoie à cet égard à mon ouvrage Le Vatican, l’Europe et le Reich, explicite et documenté). Le début de la décennie trente a correspondu à leur effectif maximal dans ce malheureux pays. Ils ont accumulé les plans d’installations militaires (j’en conte tel épisode dans « Le Vatican ») mais ils n’auraient pas fait de photos? C’est une thèse absolument irrecevable. Et, comme il n’existe pas de photos de « 1932-33 », vous trouvez naturel qu’on les remplace par celle de la famine de 1920-1921?”
Dans une lettre récente (17 juillet 2020), Mme Lacroix-Riz nous apprend également la chose suivante, tout à fait révélatrice :
“Otto Schiller, officiellement « attaché agricole à l’ambassade d’Allemagne, en fait préposé aux préparatifs de l’invasion de l’Ukraine, a passé son temps, pendant sa tournée à travers l’URSS, entre printemps et été 1933, du Caucase du Nord à l’Ukraine, à photographier les villages (activité attestée par les fonds publiés du Foreign Office « sur l’Ukraine et la grande famine de 1932-1933 », The Foreign Office and the Famine. British documents on Ukraine and the Great Famine of 1932-1933, voir note 1 du lien https://www.historiographie.info/ukr33maj2008.pdf, mentionné ci-dessous). S’il y avait eu des photos de cadavres en 1933, elles auraient été livrées au public « occidental ».”
D’autant que, comme le rappelait l’historienne lors de l’enquête d'”Arrêt sur image”, les chiffres de recensement disponibles sont faits entre 1926 et 1939, ce qui laisse une marge d’appréciation beaucoup trop vaste, le ralentissement de l’accroissement de la population en Ukraine entre ces deux dates (29 043 000 personnes au 1er janvier 1927 et 30 946 000 au 1er janvier 1939) pouvant s’expliquer par bien d’autres facteurs que par une concentration de morts en excès par millions sur la seule année 1933, comme par exemple la forte émigration liée à la collectivisation.
L’historien russe Victor Zemskov qui a fait récemment l’objet d’un éloge tardif par Nicolas Werth lui-même, parvient dans son article “Sur l’ampleur des répressions politiques en URSS” ( https://www.politpros.com/journal/read/?ID=783 ), daté de 1995 mais publié dans une version réactualisée en 2012, au résultat suivant :
“Selon nos estimations, environ 3 millions de personnes ont été victimes de la famine de 1932-1933, dont environ la moitié en Ukraine. Notre conclusion, bien sûr, n’est pas originale, car les historiens V.P. Danilov (URSS), S. Wheatcroft (Australie) et d’autres ont donné approximativement les mêmes estimations dans les années 80 du XXe siècle. Cf. V.P. Danilov, “Collectivisation : comment c’était // Pages de l’histoire de la société soviétique : faits, problèmes, personnes – Moscou, 1989, p. 250. [ouvrage en russe]”
Il est intéressant de noter que Zemskov, alors qu’il fut l’historien qui s’est attaché à donner des chiffres et impartiaux après l’ouverture des archives, n’éprouve pas le besoin de corriger la vision de cet événement qu’on pouvait avoir en 1989, donc avant la chute de l’URSS, ni a fortiori de participer à la surenchère actuelle concernant cette question.
Il faut de toute façon souligner que les chiffres manquent, si ce n’est l’extrapolation à partir de deux périodes de recensement. À titre de comparaison, on peut parler des États-Unis, où les statistiques démographiques montrent qu’entre 1930 et 1940, on observe un chiffre d’environ 7 millions de personnes “manquantes”. N’importe quelle courbe de la population aux USA vous montrera même une ligne qui se brise au milieu des années trente, pour repartir après. Un chercheur russe, Boris Borisov, avait utilisé à ce propos le terme d'”Holodomor américain” ( https://www.northstarcompass.org/nsc0903/amholomor.htm ), appellation à prendre bien sûr cum grano salis, mais la réalité qu’elle recoupe est rien de moins qu’effrayante.
Car les chiffres d’émigration sont parfaitement connus aux États-Unis. Sur les 10 447 000 personnes disparues, seuls 3,054 millions peuvent être expliqués par le changement de la dynamique migratoire.
Ces chiffres, de dimension nationale, sont difficilement contestables. En revanche on a évidemment beaucoup moins d’éléments quant aux migrations interrégionales en URSS, et notamment dans le cadre d’un exode rural massif lié à l’urbanisation-industrialisation de l’Ukraine dans le cadre du second plan quinquennal. On le verra également pour le Kazakhstan ci-dessous où des thèses, préfacées par Nicolas Werth, peuvent paraître avec toutes les félicitations d’usage en laissant un véritable flou artistique entre l’explication par la mort et celle par l’exode.
On comprend, certes, quel intérêt politique manifeste ont les propagandistes anticommunistes à gonfler chaque année un peu plus les chiffres de l’« Holodomor » pour incriminer l’homme qu’ils aiment le plus détester à savoir Joseph Staline. Cette famine-là est visiblement “celle qu’ils préfèrent” pour reprendre la chanson de Brassens, car les puissances occidentales n’en sont pas responsables comme celles qu’elles causaient dans leurs colonies à la même époque ou qu’elles firent dans le pays des Soviets de la guerre si improprement nommée civile. S’ils peinent visiblement à en faire une famine génocidaire et encore plus à en faire une famine destinée à punir la seule Ukraine, il en reste toujours quelque chose, notamment incriminer la collectivisation alors naissante. Personne ne se demande d’ailleurs pourquoi cette collectivisation censée produire une famine est précisément le phénomène à partir duquel, à l’exception de l’immédiat après-guerre, l’URSS, sous la direction de Staline, a définitivement vaincu le cycle infernal et pluri-centenaire des famines qui touchait la Russie, pour faire passer le pays “de l’araire à Spoutnik” selon l’expression désormais consacrée.
Aymeric Monville, 17 juillet 2020
Isabelle Ohayon a fort bien perçu la contradiction insurmontable attachée au « vidage » de nombre de villages dans sa thèse La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline.Collectivisation et changement social (1928-1945), Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, où l’archive originale fait très gravement défaut, ce qui contraint l’auteur, sur une base de seconde main à de simples suppositions permanentes, qu’elle dément d’ailleurs aussitôt. Mme Ohayon a naturellement dû, sous la direction de Nicolas Werth, sacrifier à la thèse des millions de morts, ici au Kazakhstan, mais son chapitre 7 « Migrer pour survivre, fuir la famine et les épidémies (1931-1933) », annonçant l’étude d’« Une famine tentaculaire », p. 227 sq. mais sur laquelle ne sont fournies que des généralités et estimations, à défaut de sources, est bourré de références du genre : « Sur le plan démographique, les données sur la mortalité dont on dispose – incomplètes à cause du sous-enregistrement, éparses, locales ou trop générales, produites aux dates de la catastrophe – ne permettent pas de proposer une estimation précise globale des pertes humaines dues à la famine. Le problème est d’autant plus compliqué que le déficit de population s’explique aussi par le solde migratoire négatif que connaît le Kazakhstan entre 1930 et 1934. Il faut donc tenter de distinguer les départs des décès. Il reste, dans tous les cas, très difficile de suivre l’évolution de la famine et de la mortalité conséquente année par année, même s’il est possible de définir grossièrement une périodisation de son extension et de son déclin. » p. 228.
Bref, comme l’auteur l’admet à maintes reprises, un villageois parti n’est pas forcément un mort de « famine ». Pour mémoire, les extraits des conclusions des chapitres 8 et 9 :
conclusion du chapitre 8, p. 326, « La sédentarisation telle qu’elle avait eu lieu, à la suite du traumatisme de l’exode et de la mort d’un tiers de la population, dans des secteurs d’activité étrangers aux Kazakhs, s’était imposée comme un pis-aller, entraînant une acculturation inévitable et brutale. » Exode et mort, avec quelle part respective, le lecteur ne l’apprendra jamais.
conclusion du chapitre 9, p. 352 : « En conclusion, on peut affirmer, malgré le manque de données, que la sédentarisation et la soviétisation des Kazakhs ont conduit à une certaine détérioration de la mémoire généalogique, sans pour autant détruire le clan comme critère d’appartenance identitaire. »
Donc, ce qui n’est pas le moindre aspect de l’énorme supercherie, le Kazakhstan contemporain aurait perdu tout souvenir de cette hécatombe. Phénomène strictement identique dans l’Ukraine soviétique, où personne ne s’est jamais souvenu de morts massives par famine en 1933 (le « témoignage » n’est provenu que d’Ukraine alors polonaise, phénomène consécutif à la campagne allemande, vaticane, polonaise, etc. entamée à l’été 1933, après l’excellente récolte de juillet, voir le lien ci-dessus).
Ce qui n’empêche pas la conclusion générale, stupéfiante vu le chapitre 7, « L’expérience de la collectivisation et de la sédentarisation provoqua la mort d’environ un tiers de la population kazakhe (entre 1,15 et 1,4 million de personnes selon les estimations) et l’émigration définitive de 500 000 personnes. » p. 363, peu de lignes après la remarque suivante : « Le succès de la prolétarisation des Kazakhs s’illustra par la progression de leur part dans l’industrie, qui passa de 20 % à 45 % des effectifs entre 1928 et 1936. » (p. 362-363) et redit p. 365 : « Les pertes subies par le Kazakhstan sont néanmoins sans égales, en termes proportionnels, en URSS durant cette période, puisqu’elles représentent plus de 30 % de la population et qu’aux décès s’ajoute l’émigration définitive d’un demi-million de Kazakhs. »
Dans son enthousiasme pour la thèse de l’impétrante du début des années 2000, sur la base d’une problématique obtenue au forceps, l’obligation de propager la Doxa sous menace de ruine de carrière, Nicolas Werth a perdu le sens du ridicule. Je cite sa préface dithyrambique, p. 9-11, à ce « livre capital, sur un sujet profondément méconnu et d’une importance cruciale pour la compréhension du stalinisme », p. 9 :
« L’entreprise de « modernisation » qui devait aboutir à la soviétisation de la société kazakhe traditionnelle et faire passer les Kazakhs d’une « économie naturelle » à une « économie socialiste » déboucha, en 1931-1933, sur une catastrophe démographique sans précédent : un tiers de la population kazakhe, une proportion sans équivalent ailleurs, dans aucune des autres régions de l’URSS frappées par les disettes et les famines consécutives à la collectivisation forcée des campagnes, disparut. Entre un million cent mille et un million quatre cent mille Kazakhs moururent des suites de la famine et des épidémies – ce qui représente, en chiffres absolus, le nombre de morts en France durant la Grande guerre – tandis que six cent mille Kazakhs fuyaient définitivement leur pays. » p. 9, propos démenti par l’ensemble de la thèse même, qui ne choisit précisément pas entre « l’exode et de la mort d’un tiers de la population. »
Nicolas Werth glose ensuite, selon la tradition, sur le « tabou » qui aurait à jamais enseveli l’effroyable souvenir de pareille épreuve :
« Fait remarquable, noté par Isabelle Ohayon au cours de ses recherches sur le terrain, les Kazakhs eux-mêmes, à l’exception de quelques rares historiens, sont restés jusqu’à aujourd’hui étonnamment silencieux sur cette terrible violence imposée à leur société dans la première moitié des années 1930 ». Silence consécutif « Quelles sont les raisons de ce silence ? L’acculturation réussie par la suite, sans doute. »
Ah bon, en France, dans les familles, on parlait encore il y a peu des morts de la Première Guerre mondiale, 10,5% de la population active masculine, mais au Kazakhstan (comme en Ukraine soviétique d’entre-deux-guerres), on aurait oublié jusqu’au souvenir des torrents de morts (6 millions, ont d’abord tenté les Ukrainiens scissionnistes, pour égaler l’effectif des juifs massacrés par le IIIe Reich, avant de faire beaucoup plus, 7, 9, 10, 12, jusqu’à 17 millions à ma connaissance, pour un effectif total d’une trentaine de millions d’Ukrainiens soviétiques). Ils étaient vraiment forts dans la manipulation par la propagande, ces Soviets. On se demande pourquoi les Américains les ont vaincus en 1989.
Par Annie Lacroix-Riz et Aymeric Monville
La famine de 1921… à nos jours
Revenons donc non pas à ce que ce film montre mais à ce qu’il veut cacher. Manifestement, la mise en valeur de Gareth Jones a pour fonction de passer sous silence la fraude de l’autre pourvoyeur de la presse Hearst en reportages sur l’Ukraine, à savoir Thomas Walker ayant utilisé dans le Chicago American des photographies datant de 1921 censées se passer douze ans plus tard.Or, pour donner plus de poids au témoigne de Jones, “L’Ombre de Staline” présente celui-ci comme ayant vu des cadavres dans les rues, des charrettes remplies de macchabées, s’étant livré au cannibalisme etc., alors qu’il n’a jamais rien dit de cela ni produit la moindre photo.
Rappelons qu’en 2006, l’alors président de l’Ukraine, Iouchtchenko, avait, lui aussi, organisé une exposition de photos à Sébastopol portant sur la famine de 1933 avec des images datant, elles aussi, de 1921 ( https://lenta.ru/features/rosukr/golodomor/ ). Ce réchauffé de la propagande de la maison Hearst n’avait pas convaincu et il avait fallu fermer l’exposition. Les services secrets ukrainiens (SBU) avaient dû reconnaître leur erreur trois ans plus tard en notant « qu’à l’époque soviétique, toutes les photographies de l’Ukraine de 1932-1933 ont été détruites et qu’elles peuvent maintenant être trouvées avec beaucoup de difficulté et uniquement dans des archives privées » (https://regnum.ru/news/polit/1138393.html ).
On pourrait croire ces procédés dignes exclusivement du pays où patrouillent les crânes rasés de Praviy Sektor, Svobodo et cie. Que nenni. En France également, un Nicolas Werth n’éprouve aucune gêne, visiblement, à nous faire avaler ces – bientôt centenaires – couleuvres.
En effet, contacté par “Arrêt sur image” en 2014 à propos des controverses autour des photos et reportages publiées dans le Chicago American, l’historien avait répondu : “Il s’agit bien des photos de la famine de 1933, assure-t-il, de mémoire (mais sans véritablement le prouver) [les commentaires sont de la rédaction].” ( https://www.arretsurimages.net/articles/staline-a-t-il-deliberement-affame-lukraine )
Dans ce même reportage, l’historien de l’URSS Jean-Jacques Marie, plus prudent, déclarait : “Je ne connais aucune photo de cette famine qui ait été publiée.” Et d’hasarder une explication : “En 1932-33 aucun photographe ne pouvait mettre les pieds dans la région touchée par la famine et bouclée par l’armée et les troupes spéciales”.
Visiblement Jean-Jacques Marie défendait cet argument depuis longtemps car, dans une lettre datée du 8 décembre 2007 et qu’elle a eu l’amabilité de nous communiquer, Annie Lacroix-Riz lui avait répondu :
“Il existerait donc un exemple historique qu’une interdiction officielle de photographier ait empêché la prise clandestine de photos? Manquons-nous de photographies clandestines sur « la destruction des juifs d’Europe »? L’URSS était, quoique vous en pensiez, truffée, surtout en Ukraine, d’agents divers, surtout allemands et polonais, très souvent déguisés en clercs, et chargés de renseignement militaire (je vous renvoie à cet égard à mon ouvrage Le Vatican, l’Europe et le Reich, explicite et documenté). Le début de la décennie trente a correspondu à leur effectif maximal dans ce malheureux pays. Ils ont accumulé les plans d’installations militaires (j’en conte tel épisode dans « Le Vatican ») mais ils n’auraient pas fait de photos? C’est une thèse absolument irrecevable. Et, comme il n’existe pas de photos de « 1932-33 », vous trouvez naturel qu’on les remplace par celle de la famine de 1920-1921?”
Dans une lettre récente (17 juillet 2020), Mme Lacroix-Riz nous apprend également la chose suivante, tout à fait révélatrice :
“Otto Schiller, officiellement « attaché agricole à l’ambassade d’Allemagne, en fait préposé aux préparatifs de l’invasion de l’Ukraine, a passé son temps, pendant sa tournée à travers l’URSS, entre printemps et été 1933, du Caucase du Nord à l’Ukraine, à photographier les villages (activité attestée par les fonds publiés du Foreign Office « sur l’Ukraine et la grande famine de 1932-1933 », The Foreign Office and the Famine. British documents on Ukraine and the Great Famine of 1932-1933, voir note 1 du lien https://www.historiographie.info/ukr33maj2008.pdf, mentionné ci-dessous). S’il y avait eu des photos de cadavres en 1933, elles auraient été livrées au public « occidental ».”
Une famine exponentielle?
Les discussions portant sur le redimensionnement de certains événements historiques, pourtant inévitables et même banales dans le cadre de la recherche, font aujourd’hui l’objet de menace de procès inquisitoriaux en négationnisme. Mme Lacroix-Riz, dans un texte de 2008 très révélateur et toujours en ligne sur son site, avait pourtant beau jeu de montrer la manifeste absurdité qu’il y a à affirmer possible l’extermination sur le territoire de la seule Ukraine orientale d’autant de personnes que de Juifs furent exterminés par le génocide nazi sur un territoire allant de la France à l’Oural, et ce sans qu’aucune photo en soit sortie ( https://www.historiographie.info/ukr33maj2008.pdf )D’autant que, comme le rappelait l’historienne lors de l’enquête d'”Arrêt sur image”, les chiffres de recensement disponibles sont faits entre 1926 et 1939, ce qui laisse une marge d’appréciation beaucoup trop vaste, le ralentissement de l’accroissement de la population en Ukraine entre ces deux dates (29 043 000 personnes au 1er janvier 1927 et 30 946 000 au 1er janvier 1939) pouvant s’expliquer par bien d’autres facteurs que par une concentration de morts en excès par millions sur la seule année 1933, comme par exemple la forte émigration liée à la collectivisation.
L’historien russe Victor Zemskov qui a fait récemment l’objet d’un éloge tardif par Nicolas Werth lui-même, parvient dans son article “Sur l’ampleur des répressions politiques en URSS” ( https://www.politpros.com/journal/read/?ID=783 ), daté de 1995 mais publié dans une version réactualisée en 2012, au résultat suivant :
“Selon nos estimations, environ 3 millions de personnes ont été victimes de la famine de 1932-1933, dont environ la moitié en Ukraine. Notre conclusion, bien sûr, n’est pas originale, car les historiens V.P. Danilov (URSS), S. Wheatcroft (Australie) et d’autres ont donné approximativement les mêmes estimations dans les années 80 du XXe siècle. Cf. V.P. Danilov, “Collectivisation : comment c’était // Pages de l’histoire de la société soviétique : faits, problèmes, personnes – Moscou, 1989, p. 250. [ouvrage en russe]”
Il est intéressant de noter que Zemskov, alors qu’il fut l’historien qui s’est attaché à donner des chiffres et impartiaux après l’ouverture des archives, n’éprouve pas le besoin de corriger la vision de cet événement qu’on pouvait avoir en 1989, donc avant la chute de l’URSS, ni a fortiori de participer à la surenchère actuelle concernant cette question.
Il faut de toute façon souligner que les chiffres manquent, si ce n’est l’extrapolation à partir de deux périodes de recensement. À titre de comparaison, on peut parler des États-Unis, où les statistiques démographiques montrent qu’entre 1930 et 1940, on observe un chiffre d’environ 7 millions de personnes “manquantes”. N’importe quelle courbe de la population aux USA vous montrera même une ligne qui se brise au milieu des années trente, pour repartir après. Un chercheur russe, Boris Borisov, avait utilisé à ce propos le terme d'”Holodomor américain” ( https://www.northstarcompass.org/nsc0903/amholomor.htm ), appellation à prendre bien sûr cum grano salis, mais la réalité qu’elle recoupe est rien de moins qu’effrayante.
Car les chiffres d’émigration sont parfaitement connus aux États-Unis. Sur les 10 447 000 personnes disparues, seuls 3,054 millions peuvent être expliqués par le changement de la dynamique migratoire.
Ces chiffres, de dimension nationale, sont difficilement contestables. En revanche on a évidemment beaucoup moins d’éléments quant aux migrations interrégionales en URSS, et notamment dans le cadre d’un exode rural massif lié à l’urbanisation-industrialisation de l’Ukraine dans le cadre du second plan quinquennal. On le verra également pour le Kazakhstan ci-dessous où des thèses, préfacées par Nicolas Werth, peuvent paraître avec toutes les félicitations d’usage en laissant un véritable flou artistique entre l’explication par la mort et celle par l’exode.
Conclusion
Une chose est sûre la famine de 1932-1933, qu’on nous présente dans les médias occidentaux, comme la famine par excellence, celle qui doit effacer toutes les autres dans nos têtes et surtout celles produites en régimes capitalistes, et celles subies actuellement en plein règne de la “fin de l’histoire” a pourtant suscité pas ou presque de photographies, contrairement à celle de 1921. Pour expliquer cette anomalie, pourquoi faudrait-il, sous prétexte d’antistalinisme gratuit, laïc et obligatoire, écarter d’emblée l’hypothèse que c’était parce que la famine de 1933 était tout simplement de moindre dimension par rapport à celle de 1921?On comprend, certes, quel intérêt politique manifeste ont les propagandistes anticommunistes à gonfler chaque année un peu plus les chiffres de l’« Holodomor » pour incriminer l’homme qu’ils aiment le plus détester à savoir Joseph Staline. Cette famine-là est visiblement “celle qu’ils préfèrent” pour reprendre la chanson de Brassens, car les puissances occidentales n’en sont pas responsables comme celles qu’elles causaient dans leurs colonies à la même époque ou qu’elles firent dans le pays des Soviets de la guerre si improprement nommée civile. S’ils peinent visiblement à en faire une famine génocidaire et encore plus à en faire une famine destinée à punir la seule Ukraine, il en reste toujours quelque chose, notamment incriminer la collectivisation alors naissante. Personne ne se demande d’ailleurs pourquoi cette collectivisation censée produire une famine est précisément le phénomène à partir duquel, à l’exception de l’immédiat après-guerre, l’URSS, sous la direction de Staline, a définitivement vaincu le cycle infernal et pluri-centenaire des famines qui touchait la Russie, pour faire passer le pays “de l’araire à Spoutnik” selon l’expression désormais consacrée.
Aymeric Monville, 17 juillet 2020
Et au Kazakhstan? (par Annie Lacroix-Riz)
Pour élargir le débat au-delà de l’Ukraine à la période 1932-1933, nous citons (avec son son accord) ce que Mme Lacroix-Riz nous envoie à propos de la même situation, mais cette fois-ci au Kazakhstan, à propos de la thèse d’Isabelle Ohayon, préfacée par Nicolas Werth :Isabelle Ohayon a fort bien perçu la contradiction insurmontable attachée au « vidage » de nombre de villages dans sa thèse La sédentarisation des Kazakhs dans l’URSS de Staline.Collectivisation et changement social (1928-1945), Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, où l’archive originale fait très gravement défaut, ce qui contraint l’auteur, sur une base de seconde main à de simples suppositions permanentes, qu’elle dément d’ailleurs aussitôt. Mme Ohayon a naturellement dû, sous la direction de Nicolas Werth, sacrifier à la thèse des millions de morts, ici au Kazakhstan, mais son chapitre 7 « Migrer pour survivre, fuir la famine et les épidémies (1931-1933) », annonçant l’étude d’« Une famine tentaculaire », p. 227 sq. mais sur laquelle ne sont fournies que des généralités et estimations, à défaut de sources, est bourré de références du genre : « Sur le plan démographique, les données sur la mortalité dont on dispose – incomplètes à cause du sous-enregistrement, éparses, locales ou trop générales, produites aux dates de la catastrophe – ne permettent pas de proposer une estimation précise globale des pertes humaines dues à la famine. Le problème est d’autant plus compliqué que le déficit de population s’explique aussi par le solde migratoire négatif que connaît le Kazakhstan entre 1930 et 1934. Il faut donc tenter de distinguer les départs des décès. Il reste, dans tous les cas, très difficile de suivre l’évolution de la famine et de la mortalité conséquente année par année, même s’il est possible de définir grossièrement une périodisation de son extension et de son déclin. » p. 228.
Bref, comme l’auteur l’admet à maintes reprises, un villageois parti n’est pas forcément un mort de « famine ». Pour mémoire, les extraits des conclusions des chapitres 8 et 9 :
conclusion du chapitre 8, p. 326, « La sédentarisation telle qu’elle avait eu lieu, à la suite du traumatisme de l’exode et de la mort d’un tiers de la population, dans des secteurs d’activité étrangers aux Kazakhs, s’était imposée comme un pis-aller, entraînant une acculturation inévitable et brutale. » Exode et mort, avec quelle part respective, le lecteur ne l’apprendra jamais.
conclusion du chapitre 9, p. 352 : « En conclusion, on peut affirmer, malgré le manque de données, que la sédentarisation et la soviétisation des Kazakhs ont conduit à une certaine détérioration de la mémoire généalogique, sans pour autant détruire le clan comme critère d’appartenance identitaire. »
Donc, ce qui n’est pas le moindre aspect de l’énorme supercherie, le Kazakhstan contemporain aurait perdu tout souvenir de cette hécatombe. Phénomène strictement identique dans l’Ukraine soviétique, où personne ne s’est jamais souvenu de morts massives par famine en 1933 (le « témoignage » n’est provenu que d’Ukraine alors polonaise, phénomène consécutif à la campagne allemande, vaticane, polonaise, etc. entamée à l’été 1933, après l’excellente récolte de juillet, voir le lien ci-dessus).
Ce qui n’empêche pas la conclusion générale, stupéfiante vu le chapitre 7, « L’expérience de la collectivisation et de la sédentarisation provoqua la mort d’environ un tiers de la population kazakhe (entre 1,15 et 1,4 million de personnes selon les estimations) et l’émigration définitive de 500 000 personnes. » p. 363, peu de lignes après la remarque suivante : « Le succès de la prolétarisation des Kazakhs s’illustra par la progression de leur part dans l’industrie, qui passa de 20 % à 45 % des effectifs entre 1928 et 1936. » (p. 362-363) et redit p. 365 : « Les pertes subies par le Kazakhstan sont néanmoins sans égales, en termes proportionnels, en URSS durant cette période, puisqu’elles représentent plus de 30 % de la population et qu’aux décès s’ajoute l’émigration définitive d’un demi-million de Kazakhs. »
Dans son enthousiasme pour la thèse de l’impétrante du début des années 2000, sur la base d’une problématique obtenue au forceps, l’obligation de propager la Doxa sous menace de ruine de carrière, Nicolas Werth a perdu le sens du ridicule. Je cite sa préface dithyrambique, p. 9-11, à ce « livre capital, sur un sujet profondément méconnu et d’une importance cruciale pour la compréhension du stalinisme », p. 9 :
« L’entreprise de « modernisation » qui devait aboutir à la soviétisation de la société kazakhe traditionnelle et faire passer les Kazakhs d’une « économie naturelle » à une « économie socialiste » déboucha, en 1931-1933, sur une catastrophe démographique sans précédent : un tiers de la population kazakhe, une proportion sans équivalent ailleurs, dans aucune des autres régions de l’URSS frappées par les disettes et les famines consécutives à la collectivisation forcée des campagnes, disparut. Entre un million cent mille et un million quatre cent mille Kazakhs moururent des suites de la famine et des épidémies – ce qui représente, en chiffres absolus, le nombre de morts en France durant la Grande guerre – tandis que six cent mille Kazakhs fuyaient définitivement leur pays. » p. 9, propos démenti par l’ensemble de la thèse même, qui ne choisit précisément pas entre « l’exode et de la mort d’un tiers de la population. »
Nicolas Werth glose ensuite, selon la tradition, sur le « tabou » qui aurait à jamais enseveli l’effroyable souvenir de pareille épreuve :
« Fait remarquable, noté par Isabelle Ohayon au cours de ses recherches sur le terrain, les Kazakhs eux-mêmes, à l’exception de quelques rares historiens, sont restés jusqu’à aujourd’hui étonnamment silencieux sur cette terrible violence imposée à leur société dans la première moitié des années 1930 ». Silence consécutif « Quelles sont les raisons de ce silence ? L’acculturation réussie par la suite, sans doute. »
Ah bon, en France, dans les familles, on parlait encore il y a peu des morts de la Première Guerre mondiale, 10,5% de la population active masculine, mais au Kazakhstan (comme en Ukraine soviétique d’entre-deux-guerres), on aurait oublié jusqu’au souvenir des torrents de morts (6 millions, ont d’abord tenté les Ukrainiens scissionnistes, pour égaler l’effectif des juifs massacrés par le IIIe Reich, avant de faire beaucoup plus, 7, 9, 10, 12, jusqu’à 17 millions à ma connaissance, pour un effectif total d’une trentaine de millions d’Ukrainiens soviétiques). Ils étaient vraiment forts dans la manipulation par la propagande, ces Soviets. On se demande pourquoi les Américains les ont vaincus en 1989.
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publication "Quand la famine nourrit l’Occident… Post-scriptum à “Ce
qu’on ne vous dit pas dans ”L’ombre de Staline” ou cet étrange Mr
Jones”"